Philippe Besnard

Prix Delessert 2013

Lipides & Gustation : Paradigme et Paradoxes

Le projet

  • Auteur : Philippe Besnard
  • Centre de recherche : Physiologie de la Nutrition & Toxicologie (NUTox) - UMR U866 INSERM - AgroSup Dijon
  • Thème : Nutrition

Philippe Besnard a été récompensé en tant que Lauréat à la JABD 2013

Descriptif

Résumé

Le comité scientifique a décerné le prix Benjamin Delessert 2013 à Philippe Besnard pour son texte:
 
 » Lipides & Gustation : Paradigme et Paradoxes  »
 
Ecrit par : Philippe Besnard

Abréviations : AGLC, acide gras à longue chaîne ; [Ca2+]i, concentration intracellulaire de calcium ionisé ; GPCR, récepteur couplé aux protéines G ; NTS, noyau du tractus solitaire ; TG, triglycéride.
 
La composition chimique des aliments joue un rôle essentiel dans les choix alimentaires chez le mammifère. Elle est perçue grâce à l’intégration d’informations précoces d’origine olfactive, somesthésique (texture, température, piquant…) et gustative, déclenchées dès la mise en bouche de l’aliment, et de signaux neuro-endocrines et métaboliques plus tardifs car d’origine post-ingestive et post-absorptive.
 
L’ensemble de ces informations converge vers des zones spécifiques du système nerveux central pour y être intégré, suscitant ainsi des réponses comportementales stéréotypées (préférence, aversion, rassasiement, satiété…). En bref, quand il en a l’opportunité, le mammifère choisit préférentiellement ses aliments en fonction de leurs caractéristiques hédoniques, physico-chimiques et nutritionnelles (palatabilité, digestibilité, composition en nutriments, efficacité métabolique, absence de toxiques). La perception des graisses n’échappe pas à cette complexité.
 
Paradoxalement, on a longtemps pensé que seules la texture et l’odeur des lipides étaient responsables de leur détection orale contribuant ainsi à leur effet attractif. Des données récentes, obtenues à la fois chez les rongeurs (rats, souris) et chez l’Homme, suggèrent que la gustation est également impliquée dans la préférence spontanée pour les lipides.
 
 
I- Aperçu du système gustatif
 
La perception des cinq saveurs primaires (sucré, salé, amer, acide, umami – goût induit par certains acides aminés comme le glutamate) est assurée par trois sortes de papilles gustatives: les papilles fongiformes, situées dans les 2/3 antérieurs de la langue, sont innervées par le nerf VII (corde du tympan); les papilles foliées et les caliciformes, qui ont respectivement une localisation postéro-latérale et centrale, sont quant à elles connectées à des branches du nerf IX (glossopharyngien).
 
Les bourgeons du goût, qui équipent ces papilles, sont constitués d’une centaine de cellules dont la partie apicale, en contact avec la salive, contient des « capteurs » responsables de la détection des molécules sapides. Ce sont soit des protéines canales (détection de l’acide et du salé), des récepteurs métabotropiques (perception du sucré, de l’amer et de l’umami) ou bien des récepteurs ionotropiques où un ligand contrôle un canal ionique (cas du sucré et de l’umami).
 
Quel que soit le couple molécule sapide/protéine de reconnaissance, l’activation de la cellule réceptrice gustative se traduit par une dépolarisation cellulaire provoquant la sécrétion de neuromédiateurs. Les fibres gustatives afférentes des nerfs VII et IX, par lesquelles transite l’information gustative, rejoignent le noyau du tractus solitaire (NTS). Ce dernier, localisé au niveau bulbaire, constitue le premier relais central de la chaîne sensorielle gustative.
 
Le NTS projette des fibres dans différentes parties du cerveau impliquées notamment dans le contrôle de la prise alimentaire, la mémorisation ou le plaisir. Il renvoie également des informations vers le tractus digestif via des fibres efférentes du nerf X (nerf vague).
 
 
II- Le « goût du gras » : le paradigme
 
Selon Richard Mattes de l’Université de Purdue (Indiana, USA), six conditions de base sont requises pour définir un goût primaire. Il faut : une classe unique de molécules sapides, un système de réception spécifique couplé à une cascade de signalisation localisé au niveau des cellules gustatives, une réponse physiologique, une implication des voies nerveuses gustatives, un avantage adaptatif, la production d’une sensation unique.
 
 
Condition 1 : Recherche du stimulus déclencheur Tohru Fushiki et collaborateurs de l’Université de Kyoto (Japon) ont été les premiers à mettre en évidence une préférence plus faible pour les triglycérides (TG) et les acides gras à chaîne courte que pour les acides gras à longue chaîne (AGLC) chez des rats soumis à des tests de double choix.
 
Plusieurs équipes, dont la nôtre, ont récemment démontré que l’Homme est également capable de détecter des très faibles quantités d’AGLC dans des conditions minimisant fortement les influences visuelles, texturales, olfactives et post-ingestives. Comme les acides gras libres ne sont présents que sous forme de traces dans l’alimentation, une digestion partielle des triglycérides (TG) constitutifs des graisses alimentaires a été suggérée.
 
L’utilisation d’inhibiteurs pharmacologiques a permis de confirmer l’existence d’une activité lipasique au niveau de la cavité orale affectant la détection des graisses alimentaires chez la souris et chez l’Homme. En bref, les AGLC sont les agents déclenchant la préférence spontanée pour les lipides.
 
 
Condition 2 : Recherche d’un système de lipido-réception. Notre équipe a été pionnière dans ce domaine en identifiant le CD36 comme étant un candidat plausible à cette fonction. Cette protéine membranaire, appartenant à la famille des récepteurs « scavengers », a une structure de type récepteur avec une large partie extra-cellulaire comportant une poche hydrophobe pouvant lier jusqu’à 3 AGLC avec une haute affinité (nanomolaire) et deux courtes séquences d’ancrage transmembranaires dont l’une, côté C-terminal, peut interagir avec des protéines impliquées dans la signalisation cellulaire (Src-Kinases).
 
Nous avons pu montrer chez la souris que l’expression du récepteur CD36 dans l’épithélium lingual est restreinte aux seules papilles gustatives où il est essentiellement localisé au niveau du pore gustatif des bourgeons du goût. Un positionnement semblable a également été trouvé chez l’Homme.
 
Un autre récepteur aux AGLC, membre de la famille des récepteurs couplés aux protéines G (GPCR), le GPR120, a récemment été identifié au niveau des cellules gustatives chez la souris et chez l’Homme. Il existe donc un système de chimioréception des AGLC au niveau des papilles gustatives.
 
 
Condition 3 : Conséquence physiologique de la lipido-réception Pour explorer cette troisième condition, des tests de préférence ont été réalisés sur des temps très courts (1 minute), afin d’exclure toute influence post-ingestive, au moyen de lickomètres contrôlés par ordinateur. Ce matériel permet de comparer en temps réel le nombre de lapées donné sur un biberon témoin contenant une solution texturée (huile de paraffine) et sur un biberon expérimental (paraffine+AGLC).
 
Il a été constaté que l’absence de CD36 s’accompagne d’une perte de reconnaissance de la solution enrichie en AGLC. Des résultats semblables ont aussi rapporté pour le GPR120. Chez l’Homme, la chute de l’expression du CD36 observée chez les porteurs du polymorphisme génétique rs1761667 est également associée à une moindre sensibilité pour les sources de lipides. CD36 et GPR120 jouent donc un rôle prépondérant dans la détection oro-sensorielle des lipides chez la souris.
 
 
Condition 4 : Génération d’un signal périphérique véhiculé par la voie nerveuse gustative L’effet d’AGLC sur la transduction du signal a été étudié par imagerie calcique sur cellules gustatives isolées à partir de papilles caliciformes de souris. Une augmentation de la concentration intracellulaire de calcium ionisé ([Ca2+]i) a été observée en présence d’AGLC de façon CD36 dépendante.
 
Les principales étapes de la cascade de signalisation induite en présence de lipides ont également été identifiées par approches pharmacologiques. Le signal orosensoriel lipidique ainsi produit emprunte ensuite la voie nerveuse gustative périphérique. En effet, les souris dont les nerfs gustatifs (VII et du IX) ont été sectionnés ne sont plus capables de détecter la présence d’AGLC lors de tests de double choix.

Finalement, il a été montré, en utilisant comme marqueur de l’activation neuronale la protéine Fos, que le signal lipidique transite par le premier relais gustatif central (NTS) et ceci de façon CD36-dépendante. Une augmentation de l’activité électrique des nerfs gustatifs a été observée chez des souris de type sauvage après un dépôt oral d’AGLC. L’absence de GPR120 s’accompagne d’une chute de cette réponse nerveuse.
 
 
Condition 5 : Quel serait l’avantage adaptatif d’une lipido-réception gustative? On peut penser que cette détection oro-sensorielle des graisses alimentaires va permettre de reconnaitre et de consommer préférentiellement les aliments ayant une forte densité énergétique.
 
Il jouerait donc un rôle non négligeable dans le choix alimentaire. Cette caractéristique peut s’avérer essentielle dans un contexte de précarité alimentaire chronique et pourrait donc être un avantage évolutif permettant de survivre lorsque la source alimentaire se fait rare.
 
 
Condition 6 : Etre perceptible comme une sensation unique. Chez l’homme, on constate une dispersion importante des seuils de détection des AGLC, certains sujets étant hypersensibles, alors que d’autres le sont peu ou pas. De plus, il est difficile pour les sujets de décrire leur ressenti gustatif, contrairement aux autres modalités gustatives. La perception oro-sensorielle des AGLC ne semble donc pas être spontanément identifiable chez l’homme.
 
 
III- Le « goût du gras » : les paradoxes
 
Bien que les données biochimiques et physiologiques recueillies chez la souris soient en faveur de l’existence d’une sixième modalité gustative dédiée à la perception des lipides alimentaires et que ce paradigme semble être également applicable à l’Homme, l’ultime condition (saveur primaire) ne semble pas être remplie ce qui paraît, de prime abord, paradoxal. Le rôle fondamental de la fonction gustative est de sélectionner les aliments à consommer ou à rejeter.
 
Alors que les goûts salé, sucré et umami suscite le plaisir (« hedonic taste » des Anglo-saxons), les goûts amer et acide induisent un comportement de méfiance (« aversive taste ») pouvant ainsi éviter la consommation de substances potentiellement toxiques. Compte tenu des propriétés nutritionnelles des lipides alimentaires (apport énergétique élevé, présence d’acides gras indispensables, vectorisation des vitamines liposolubles), le « goût du gras » pourrait être un système d’oro-détection inconscient permettant de sélectionner les aliments non pas sur la base d’une sensation primaire spécifique mais de leur densité énergétique (« energy taste »).
 
Le CD36 est une protéine multifonctionnelle très conservée au cours de l’évolution. Chez le mammifère, elle est exprimée dans de nombreux tissus où elle exerce un rôle homéostatique (circulation, balance énergétique…) et d’élimination ciblée (LDL oxydés, microparticules…). Nos données suggèrent que le CD36 lingual joue également le rôle de lipido-récepteur au niveau des papilles gustatives.
 
Cette fonction inédite peut paraître une nouvelle fois paradoxale. En effet, une expression tissulaire très restreinte et des affinités de liaison étroites caractérisent généralement les récepteurs gustatifs . C’est notamment le cas des GPCR T1R et T2R impliqués dans la perception du sucré, de l’amer et de l’umami. Cependant, en dépit d’une spécificité de liaison et d’une distribution tissulaire très larges, la fonction exercée par le CD36 semble être spécifique selon le type cellulaire considéré.
 
Cette caractéristique inattendue est, en partie, la résultante de la complexité inhabituelle de son gène associée à de multiples modifications post-traductionnelles. En bref, le CD36 semble capable d’exercer une fonction spécifique dans une cellule donnée comme, par exemple, la chimioréception des lipides alimentaires par les cellules gustatives.
 
L’identification récente d’une protéine homologue au CD36 responsable de la détection olfactive d’une phéromone de nature lipidique chez la drosophile suggère que la fonction de lipido-récepteur sensoriel du CD36, identifiée chez la souris, pourrait être également exister dans d’autres espèces.
 
 
IV- Conclusions et perspectives
 
Cet axe de recherche suscite encore de nombreuses interrogations. Quels sont les rôles respectifs du CD36 et GPR120 au niveau des papilles gustatives? Est-ce que d’autres systèmes de senseurs lipidiques sensibles, par exemple, aux acides gras à chaîne moyenne ou à chaîne courte sont présents au niveau des papilles gustatives? Est-ce que la lipido-détection orale influence la perception d’autres saveurs? Existe-t-il une relation entre le seuil de détection des lipides, la consommation d’aliments gras et l’obésité ?
 
Une meilleure caractérisation des mécanismes moléculaires et des conséquences physiologiques de ce système de détection pourrait déboucher, à terme, sur des stratégies nutritionnelles et/ou pharmacologiques inédites visant corriger des comportements alimentaires à risque pour la santé.
 
 
Références :
 
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